- CONSCIENCE (PRISE DE)
- CONSCIENCE (PRISE DE)CONSCIENCE PRISE DELe paradoxe aurait dû s’imposer depuis Freud: la prise de conscience ne rend pas conscient ce qui ne l’est pas; elle n’admet (et ne garde) à la conscience claire que ce qui la sert sans la gêner, sans l’humilier, sans la troubler. Si quelque chose l’ennuie, elle le chasse ou s’y efforce. Si quelque chose l’offusque, l’irrite, elle ne l’affronte guère, ou elle ne l’affronte que le jour où elle est en mesure de le dominer: en attendant, elle ne l’aborde que de biais, elle le tient en retrait ou en réserve (la mémoire des offenses n’est pas la plus transparente, mais c’est la plus tenace). Si enfin quelque chose heurte la conscience ou la blesse, ou, comme on dit, la traumatise, elle réagit si vite et si intensément qu’elle ne s’en rend même pas compte: elle l’enregistre (elle opère donc bien comme conscience), mais elle le refoule, elle le comprime activement; elle le vit comme comprimé, refoulé. Et elle préfère subir les contrecoups de ce braquage plutôt que de soutenir en face ce qui lui paraît insoutenable. Elle continue à se comporter comme conscience, puisque le refoulé fait encore partie de ses prises, puisque aussi elle applique sa règle constante qui est de distinguer parmi ses prises réelles ce qu’elle peut laisser venir, sans en être trop agitée, trop perturbée, jusqu’à la prise en considération. N’accède à cette dernière, qui est la prise de conscience psychologique, que ce qu’elle peut supporter, même sous forme déguisée, contrefaite, névrotique, de ce qui est tombé une fois sous ses prises effectives, de ce qui reste pris en elles.Mais comment la conscience peut-elle prendre réellement sans prendre en considération (si ce n’est quand elle en a les moyens, sous des formes atténuées, détournées, triées)? Il lui suffit de sentir et de percevoir, de requérir et de jouir, de requérir et de souffrir (déception), avec un minimun de discrimination que garantit la représentation minimale de la différenciation minimale (appétence et satisfaction, attente et frustration, mère bonne et mère mauvaise, présence et absence de l’objet). Ces expériences laissent des traces, en particulier mnésiques, et les expériences qui sont éprouvées comme bienfaisantes, comme réussies, exigent d’être renouvelées. Cependant un progrès décisif intervient à l’occasion de la première différence nommée (certains jeux parlés de présence-absence); avec la première opposition nommément désignée, la conscience possède virtuellement tout le système du langage et, corrélativement, tout le système du monde (l’éducation actualise progressivement ces potentialités). À partir du moment où la conscience parle, elle sédimente des représentations et des mots, et pas seulement des impressions et des représentations qui, faute de liaisons verbales, restent vagues ou incertaines. La conscience, depuis toujours, inscrit en elle tout ce qui retentit sur elle. Mais aucune sédimentation ne devient significative pour elle qu’attrapée ou rattrappée, à un moment donné, par l’éruption du langage. Pourtant la phase linguistique n’a pas que des avantages: elle déclenche et soutient une fonction de mémoire qui n’est pas de pur rappel, mais de construction et d’interprétation; dès qu’il est possible de balbutier un ressenti antérieur, on le modifie, on l’idéalise, on le travestit. Aussi bien le psycho-neurologue Delgado enjoint-il de se méfier des souvenirs trop précoces: à ceux qui se vantent de leurs souvenirs de berceau, il demande ironiquement de remonter jusqu’à leurs souvenirs intra-utérins; il pousse l’humour jusqu’à les prier d’évoquer leurs souvenirs spermatozoïdaux. En fait, la première prise de conscience reprend assurément tout le passé, l’inné et l’acquis, mais elle est un après-coup (qui comporte des risques, des aléas, des décalages), et elle n’est possible que du jour où le langage, les rudiments du langage commencent à prendre. La conscience liante et remémorante, la conscience qui déjà romance et commente ne se constitue que comme parlante. C’est en quoi elle ne peut être inconsciente. Son inconscience (ce qu’on appelle l’inconscient) n’est certes pas qu’une façon de parler, une expression sans portée. Mais c’est une manière qu’elle a de parler elle-même, de se parler à elle-même, et de parler plus bas qu’elle n’entend, qu’elle n’est disposée à entendre. Dans le premier âge, il est évident qu’elle n’entend pas clairement ce qu’elle entend obscurément (avec assez de clarté pour le capter et le fixer). Ensuite, elle n’entendra, de ce qu’elle aura entendu, que ce qu’elle voudra entendre parce qu’elle le pourra, à la mesure de ce qu’elle pourra (sans être submergée ou écrasée). Il y a donc bien deux niveaux de prise: une prise linguistique, qui est reprise de tout ce qu’est la conscience à un instant déterminé; un aveu en prise sur cette prise, mais vigilant, sélectif, et même partial, timoré, erroné, car il ne laisse passer que de l’avouable ou jugé tel: son tort, s’il en a un, n’est pas de filtrer (aucune conscience ne pourrait livrer la masse de ses fantasmes, ou ne pourrait expliciter entièrement sa thématique intérieure), mais de ne pas vérifier si son filtre est bon, si son autocritique repose sur des critères raisonnables (plutôt que sur des craintes irraisonnées, héritées du long servage de l’enfance).Ce qui complique le problème, c’est que la conscience vigile ne comprend bien que l’information logique, tandis que la conscience enfantine, la conscience onirique et aussi la conscience qui, à tout âge, parle et se parle plus bas que n’entendent l’intérêt et l’attention actuels sont capables d’énoncer et de se prononcer dans un langage qui, apparemment, n’a rien de logique (il est incohérent, sorte de bric-à-brac qui ressemble à un déchet, à un tas de rebuts). L’effort de la psychanalyse contemporaine est de montrer, au contraire, que ce langage disloqué est pourtant structuré et déchiffrable. Au reste, le point capital c’est que la conscience parle et tienne à parler, même lorsqu’elle plisse ou distribue le langage autrement que ne fait la parole surveillée. Parce que le langage est système, il peut être froissé, chiffonné, sans qu’il se désordonne; il peut même être décomposé, recomposé de mille façons, sans que le fil distendu soit brisé: ses fragments ont encore du sens, ne serait-ce que comme les pièces d’un puzzle qui appellent leurs compléments. Ainsi se comprend la démarche du psychanalyste, qui reconstitue une totalité de sens, non dans l’abstrait, mais en recollant des morceaux. Là est la chance de la conscience inconsciente: elle ne se comprend plus, elle se comprend mal, mais elle parle et elle se parle. Elle parle le langage désuni, qui est celui de ses prises secrètes, en deçà des prises en considération qu’elle se refuse ou qu’elle ne tolère qu’à demi (c’est cette intolérance à la surface qui provoque en profondeur les distorsions, les méandres et les ruses d’un langage contraint d’opérer avec des débris); il est peu probable qu’il existe un niveau de conscience enfoui où l’énergie ne circulerait que pour le plaisir, et pour son bon plaisir: même dans le rêve, où la censure somnole, l’aveu souvent hésite, biaise, claudique et contourne. Mais si la conscience se décontracte (sur le divan), si elle dérive et se laisse aller (associations libres, préférables à l’interrogation, les questions n’amenant que des réponses qui éludent, retardent ou diluent la réponse), si elle a des oublis, des distractions ou des ratés (lapsus, termes à double et triple sens, révélations indirectes par hiatus, achoppement, suspension, inhibition), il lui arrive de lâcher le mot clé ou de dessiner son manque: deux choses qu’une écoute non concernée, mais avertie, retraduit en texte et en contexte. Cette reconstitution n’est pas précisément du goût du patient: elle lui présente ce qu’il dissimule. Pour qu’elle lui agrée, il faut qu’il ait confiance dans celui qui la propose, et aussi, et surtout, qu’il finisse par se reconnaître en elle, par la reconnaître comme sienne. En cas de succès, on déclare le patient guéri, ou libéré, délivré. On devrait plutôt le déclarer apaisé, pacifié, réconcilié avec lui-même (si tant est que la division d’avec soi puisse être surmontée de tous points: la cohésion parfaite n’est qu’un but, la croire réalisée serait un leurre). Réconcilié, il l’est, quand la prise de conscience va jusqu’à considérer ce que la conscience prenait, mais déconsidérait (à moins qu’on ne préfère dire qu’elle était sidérée par ce qu’elle n’aurait pu considérer à froid, objectivement). Bref, il y a prise et prise. Idéalement, le salut advient quand le comprendre récupère le prendre, quand le dit de l’un s’égale au dit de l’autre, quand les deux manières de prendre ou de dire ne font qu’un seul aveu, une seule vérité, et qu’on en est conscient.
Encyclopédie Universelle. 2012.